Les Barbares de Baricco #2 : Mais la technologie fut…
Dans l’article précédent, nous avons étudié ce qu’Alessandro Baricco entendait par « geste ». Les « bons » gestes étaient le fruit d’un héritage et d’une connaissance longuement acquise, ils s’inscrivaient dans une culture, avec ses bonnes pratiques et ses tabous, en un mot : ses codes. Le geste Barbare, lui, s’affranchit des codes, c’est même à ça qu’on le reconnaît.
Maintenant que nous savons reconnaître un geste Barbare, nous allons nous intéresser au comment. Comment les Barbares, avec leurs gros doigts profanes, ont-ils eu accès aux gestes savants, aux gestes sacrés ? (ou plutôt : sacralisés)
A. Baricco répond : grâce à une avancée technologique.
Alors comment ? Comment une avancée technologique permet-elle l’accès à un geste ?
Suivons le raisonnement de M. Baricco en reprenant l’exemple du vin.
Peu de gens le savent, mais le secret d’un bon vin ne vient pas de la terre. Les zones où la vigne est capable de pousser sont présentes sur toute la surface du globe. Non, ce qui est important c’est la fermentation. Et pour que la fermentation se passe correctement, il faut la bonne température, et le bon taux d’humidité. Or, ces deux paramètres sont très dépendants du climat, donc de la géographie. C’est la raison pour laquelle la production de vin était jusqu’à très récemment concentrée en France et en Italie.
Mais alors, comment se fait-il que les Américains, les Australiens et même les Chinois puissent produire du vin ? À priori, leurs climats ne semblent pas propices à la viticulture (mousson en Chine, désert en Australie).
Et bien, c’est très simple : grâce à la climatisation.
Dans une cave climatisée, vous pouvez contrôler la température et l’humidité, même en plein désert.
Dès lors, la géographie n’est plus un obstacle.
Du coup, tout le monde peut devenir viticulteur ?
Pas tout à fait, on ne fait pas pousser une souche de vigne sur un tas de cailloux ou du sable. Et puis, il faut aussi apprendre le métier, la taille, les vendanges… mais la plus grosse barrière à l’entrée, cette fameuse fermentation, est levée. Grâce à la climatisation, plus aucun mur infranchissable n’empêche un Américain, un Chinois ou un Australien de devenir viticulteur.
Une révolution technologique brise tout à coup les privilèges d’une caste qui détenait le primat de l’art.
Alessandro Baricco, Les Barbares, Gallimard, page 50
Quelles sont les conséquences ?
Puisqu’il n’y a plus d’obstacle infranchissable, de nouveaux viticulteurs vont se lancer dans la production de vin.
Ces nouveaux professionnels vont adopter de nouvelles façons de faire du vin, sans se soucier des gestes anciens, sacrés, des producteurs historiques. Ils vont produire de la façon la plus en adéquation avec leurs valeurs personnelles, sans se soucier des traditions.
Les Barbares sont souvent des pionniers sans tabous. Je pense par exemple à l’actrice Cameron Diaz, qui a lancé sa marque de vin en compagnie de Katherine Power, une créatrice d’entreprise dans le secteur de la mode et la beauté. Dans un clip promotionnel, elles boivent leur vin « délicieux »… avec des glaçons. En France, en Italie et en Espagne, vieux pays viticoles, un tel geste n’est pas imaginable.
Et pour la littérature ?
Oui, je sais, je vous vois venir ; c’est bien joli le vin, mais qu’en est-il des livres ?
A. Baricco ne s’attarde pas sur le sujet, donc ce qui suit n’engage que moi.
Tout d’abord, il faut bien comprendre que le champ littéraire ne recouvre pas uniquement l’écriture. Il englobe également la réception critique, la distribution, l’impression, l’édition (correction, mise en page, communication et marketing), la traduction, et sans doute d’autres aspects qui ne me viennent pas directement à l’esprit.
De ce fait, plusieurs inventions technologiques ont certainement contribué à la Barbarisation de la littérature, mais spontanément, j’aurai tendance à en désigner deux : l’ordinateur et Internet.
À partir de là, pour l’écriture, il me semble y avoir deux écoles :
1. Ceux qui souhaitent écrire un livre tout seul :
Après tout, qu’est ce qu’un livre ?
Du texte et une couverture, non ?
Pour écrire, il suffit d’un logiciel de traitement de texte, et pour la couverture, n’importe quel logiciel de dessin peut faire l’affaire.
Et la technique, me direz-vous ? Les fonds perdus ? La gestion des couleurs ? La mise en page ? Les ISBN ?
Ce n’est pas un problème, il y a plein de tutoriels sur YouTube.
Et la correction ? La relecture ?
Tata est forte en orthographe, et Charlène la copine du lycée lit beaucoup, elle me dira ce qu’elle en pense.
Et la diffusion ?
Internet : Watt pad, Amazon KDP…
Un ordinateur et Internet suffisent, les maisons d’édition ne sont que des prestataires de services facultatifs.
2. Ceux qui ne veulent pas s’embêter avec la technique :
Puisque les maisons d’édition sont des prestataires de services, autant en profiter, on gagnera du temps. Il suffit de donner un texte et ils s’en occupent.
Pendant ce temps-là, le Barbare peut faire autre chose (animer un blog, tourner des vidéos, chanter, présenter le journal de 20 heures…).
Car oui, ne pas s’attarder sur un domaine, ne pas creuser dans les profondeurs d’une thématique pour en acquérir une connaissance fine est aussi un trait caractéristique des Barbares.
Évidemment, ce sont les deux extrêmes d’un spectre de pratiques.
Pour ma part, je fais partie de la première catégorie d’écrivains Barbares, ce qui ne m’a pas empêché de solliciter les services d’un correcteur professionnel, ou de ne pas compter uniquement sur Amazon pour assurer la diffusion de mon livre.
J’ai choisi l’exemple de l’écriture, car je le connais de par ma pratique, mais il en va de même pour la réception des livres. On ne compte plus les BookTubeurs, les blogueurs littéraires ou les membres des communautés de lecteurs (Babelio, Senscritique).
À ce sujet, je vous invite à lire l’interview de Pierre Assouline, un critique littéraire et romancier, un homme du monde d’avant « l’invasion Barbare ». Prêtez attention à ses mots, ils sont révélateurs, en particulier quand il dénonce le manque de « qualification » des critiques, ou la « médiocrité » de l’époque.
Cet article est d’autant plus intéressant qu’il révèle des aspects de la barbarisation que je n’avais initialement pas l’intention d’aborder dans cette série d’articles, à savoir : le rapport à la qualité. Comment les Barbares jugent de la qualité d’une œuvre, qu’elles sont les caractéristiques de la « qualité Barbare ».
Je le ferrai sans doute plus tard, peut-être sur un autre site.
Pierre Assouline a remarqué les Barbares, il a senti leur présence. Comme dirait A.Baricco, il a vu une patte, une oreille, peut-être un mouvement, mais pas l’animal en entier, ni son habitat naturel. Pierre, si vous visitez mon blog, bienvenue, merci de me lire, mais surtout, procurez-vous le livre d’Alessandro Baricco. Vous verrez, les Barbares ne sont pas nécessairement des dilettantes, et sur certains aspects, vous en êtes certainement un.
D’accord, et après ?
Nous avons compris ce qu’était un geste. Nous savons que certains gestes se « Barbarisent » grâce à l’apparition d’une nouvelle technologie ::
Une révolution technologique brise tout à coup les privilèges d’une caste qui détenait le primat de l’art.
Alessandro Baricco, Les Barbares, Gallimard, page 50.
Très bien me direz-vous, mais qu’en est-il du reste de la phrase :
Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, conduisant ainsi ce geste à un succès commercial foudroyan
Alessandro Baricco, Les Barbares, Gallimard, page 55.
Initialement j’avais prévu de parler du spectaculaire dans le prochain billet, mais la publicité de Cameron Diaz et les récentes déclarations de Pierre Assouline me poussent à changer d’avis, et traiter du langage Barbare pour garder une certaine continuité avec les exemples.
Je vais donc changer le plan annoncé le mois dernier. Dans le prochain article, j’aborderai le langage. Comment les Barbares ont commencé à modifier la façon dont on parle des livres, comment ils ont « Barbarisé » le langage, y compris celui de Pierre Assouline.
À bientôt
Arthur Constance