Les barbares de Baricco # 6 : This is the end, beautiful friend

écrivain Arthur Constance, portrait

Ça y est, nous y sommes ; le dernier chapitre des Barbares ! Nous savons ce qu’est le geste Barbare, quelle médiation lui permet d’exister (invention technologique), sur quel univers il s’appuie (le modèle culturel Américain), à travers quelle langue il s’exprime et de quelle façon (Le spectaculaire). Aujourd’hui, nous allons conclure notre excursion dans la contrée barbaresque cartographiée par Alessandro Baricco en abordant le succès commercial des productions Barbares.

Pourquoi les productions Barbares sont des succès commerciaux ?

1 — L’extension de la surface marchande

Alessandro Baricco explique très bien ce phénomène avec l’exemple de la littérature : jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les écrivains et les lecteurs étaient essentiellement les mêmes personnes. Le nombre de clients, la « surface commerciale », était donc faible. Avec l’essor de la bourgeoisie, un nouvel espace, une nouvelle clientèle est apparue ; une clientèle lettrée et avec du temps disponible, soit les deux critères nécessaires à la lecture. Ainsi, le roman bourgeois est apparu et a comblé les attentes de la nouvelle clientèle.

La surface commerciale étant plus grande, les ventes de livres ont augmenté.

Aujourd’hui, le phénomène reste le même, quel que soit le domaine.

Parmi les critiques littéraires, les gens de lettres, les professionnels de la profession, une oreille attentive pourrait entendre certaines plaintes ; les gens ne lisent plus, il n’y a plus de grands écrivains, il n’y a plus d’émissions littéraires…

Balzac est mort, Proust aussi, Céline a fini de nourrir ses chers asticots, et effectivement, Bernard Pivot n’anime plus Le masque et la plume.

Mais cela ne signifie pas la mort de l’écriture ou de la critique. Des écrivains, il y en a toujours, des critiques aussi, tout comme des lecteurs. Seulement, les écrivains n’écrivent plus comme avant, les critiques ne critiquent plus comme avant et les lecteurs ne lisent majoritairement plus les mêmes livres qu’avant.

En réalité, par ces inquiétudes, les tenants du geste littéraire traditionnel déplorent l’effacement d’une certaine tradition qualitative, submergée par des productions plus ou moins Barbares.

Est-ce grave ?
Peut-être.
De toute façon ce n’est pas le sujet de cet article.

Comme au milieu du XVIIIe, l’extension de l’espace marchant permet l’apparition de nouvelles formes littéraires, et comme au milieu du XVIIIe les livres sont écrits pour s’adresser au plus grand nombre de lecteurs, de ce fait, comme au milieu du XVIIIe, les ventes et les publications augmentent

vente de livres de 1986 à 2007
nouveaux livres de 1970 à 2008

avant d’être une cause, l’emphase commerciale est un effet, elle est l’expression presque automatique d’un geste dans un domaine soudain grand ouvert. D’abord l’extension du terrain de jeu, ensuite la conquête de cet espace nouveau : et, le moteur de cette conquête, c’est le business.

2 — Les structures commerciales

Maintenant que nous avons compris le mécanisme à une échelle intellectuelle, penchons-nous sur le concret, car cette conquête passe par des points de vente physique. J’avais déjà abordé le sujet en fin d’article sur le spectaculaire ; si, de nos jours, les ventes de livre ont essentiellement lieu dans les centres commerciaux et les grandes enseignes spécialisées (type Fnac), c’est très probablement parce qu’elles correspondent parfaitement à la vision du monde, à l’expérience de vie Barbare.

Étrange, me direz-vous.
Et pourtant…

Un ticket de caisse sur lequel le fromage côtoie la viande, les fruits, un ou plusieurs livres, des petits pois en conserves et du papier toilette, n’est-il pas la preuve d’une séquence d’achat ? Dans un grand magasin, le client surfe entre les rayons.

Dans ces espaces, la langue Barbare est couramment utilisée : classements en fonction des meilleures ventes, des genres et notations (souvent couvertes par des étoiles). On y vend des Bestsellers, des Blockbusters, écrits ou réalisés par des Américains ou grâce à des méthodes venues des États-Unis.

Les Barbares sont dans ces magasins comme des poissons dans l’eau.
Vous aussi ?
Oui, probablement, et c’est bien normal…

On a tous en nous quelque chose de Barbare

Voilà maintenant six articles que je vous parle des Barbares comme d’un phénomène nouveau, extérieur à la bonne société, que l’on pourrait considérer comme une mutation dégénérative des bonnes pratiques, des bons gestes, des bonnes meurs.

Et d’une certaine façon, je pense que les passionnés de vin ou de littérature, les habitués des gestes traditionnels, auront du mal à s’empêcher de regarder de haut les nouveaux venus : écrivains du dimanche, auto-édités, plumes Barbares.

Quelque part, je les comprends, il me semble que c’est une réaction relativement normale, et à leur place j’aurais probablement la même…
Mais avec l’exemple des grandes surfaces ou grandes enseignes spécialisées, véritables temples Barbares, je voudrais leur faire remarquer deux choses :

1 : Certains de leurs comportements sont Barbares ; qui achète toujours son fromage chez le fromager, sa viande chez le boucher, ses livres chez le libraire, ses disques chez le disquaire, ses lampes chez le lampadaire… que celui qui n’a jamais rien acheté en grande surface ou à la Fnac me jette la première pierre.

2 : Ce changement de perspective peut être vu comme une décadence ou une opportunité.
Si vous préférez y voir la déchéance de la civilisation, au moins trois choix s’offrent à vous :

  • Imposer un retour aux “valeurs traditionnelles” (langage, geste, effort…).
  • Se contenter du business : vendre des livres, des vins Barbares sans y toucher.
  • Couper tous contacts avec les Barbares et leur mode de vie.

Ces options sont tout à fait envisageables, peut-être un peu compliquées à mettre en œuvre, mais après tout, il est probablement plus sain (d’un point de vue sanitaire et économique) d’acheter son fromage chez le fromager, sa viande chez le boucher, etc.

À la fin de son livre, Baricco nous explique que les civilisations ont très souvent tendance à mettre en œuvre ce genre de protection. Il prend l’exemple de la grande muraille de Chine, dont le but était moins militaire que philosophique : poser une frontière entre les Mongols (barbares) et la civilisation.

Ce ne fut pas une réussite…
Mais rien ne vous empêche d’essayer.

Sinon, un autre point de vue est possible ; au lieu de voir la mutation Barbare comme une déchéance, on peut l’aborder comme une opportunité :

Transmettre !

Il n’est nulle mutation qui ne soit gouvernable. Abandonner le paradigme du choc des civilisations et accepter l’idée d’une mutation en cours ne signifie pas qu’il faille prendre ce qui arrive tel quel, sans y laisser la trace de nos pas. Ce que nous deviendrons demeure la conséquence de ce que nous voudrons devenir. Le soin, l’attention, la vigilance sont donc particulièrement importants. Il est aussi inutile et grotesque d’élever de prétentieuses murailles sur une frontière qui n’existe pas qu’il serait utile, au contraire, de naviguer intelligemment dans le courant, avec l’idée d’une direction et des compétences de marins. Ce n’est pas le moment de s’effondrer comme des sacs de pommes de terre. Naviguer, telle est notre tache. Exprimé en termes basiques, je crois qu’il s’agit de décider ce que nous voulons transporter de l’Ancien Monde vers le nouveau. Ce que nous voulons conserver intact, malgré les incertitudes d’un voyage difficile. Les liens que nous ne voulons pas briser, les racines que nous ne voulons pas perdre, les paroles que nous voudrions encore entendre et les idées que nous ne voulons pas cesser de caresser. C’est un geste difficile, car ça ne signifie pas mettre à l’abri de la mutation, mais toujours dans la mutation. Et ce qui sera sauvé ne sera jamais ce que nous avons conservé à l’abri des temps nouveaux, mais ce que nous avons laissé muter et qui redeviendra soi-même dans un temps nouveau.

Très chers grands représentants des beaux gestes, je vous laisse à vos choix, moi je suis un Barbare, peut-être l’êtes vous aussi un peu, quand vous allez au supermarché, à la Fnac ou quand vous trouvez bien pratique les notations des vins, des films ou des livres…

Mais quelle que soit votre décision, je vous invite une nouvelle fois à lire le livre d’Alessandro Baricco. Je n’ai, dans ces colonnes, abordé qu’une seule phrase :

“Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, conduisant ainsi ce geste à un succès commercial foudroyant.”

Elle est maintenant claire (enfin j’espère). C’est la dernière fois que vous la lirez dans cette série d’articles, mais elle vous accompagnera très certainement dans votre quotidien.

Merci beaucoup pour votre attention.

Je vous donne rendez-vous sur le blog pour de prochains articles.

À bientôt !
Arthur

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