Les Barbares de Baricco # 3 : Et le verbe s’altéra.
Nous autres Barbares, avec nos gros doigts profanes, nous écrivons avec un gourdin. Et ce n’est pas du goût de M. Assouline, qui dans une interview déjà mentionnée dans l’article consacré au rôle des inventions technologiques dans l’accès à un geste, fustigeait les communautés de lecteurs, « médiocres dilettantes », qui s’arrogeaient le geste sacré de la critique littéraire, en se contentant d’un simple avis personnel dans le style « j’aime » ou « je n’aime pas », comme sur Facebook.
Quel sacrilège ! Sacrilège d’autant plus grave que cette forme de critique littéraire est plus prescriptrice que la critique traditionnelle. Mais ce n’est pas le sujet de ce billet. Aujourd’hui, grâce à M. Assouline et Cameron Diaz (oui, du beau monde) nous allons nous intéresser au langage Barbare, et plus précisément, nous demander quelle en est la principale caractéristique.
Moi Barbare, moi écrire, toi comprendre.
La principale caractéristique du langage Barbare ?
La simplicité.
Fin de l’article, vous pouvez reprendre une activité normale.
Bon ok, allons un peu plus loin.
Pour changer, parlons pinard.
Comme d’habitude, je vais reprendre l’exemple du vin, vous allez devenir de vrais œnologues à force. A. Baricco explique qu’il y a eu une rupture dans la façon de parler du vin, mais aussi dans les goûts, c’est à dire dans ce qui est considéré comme un bon vin.
Initialement, les critiques parlaient du vin dans une langue raffinée, précise, en un mot : savante. Cette langue, il fallait la connaître pour comprendre le jugement d’un œnologue. À quoi bon lire une critique si l’on ne comprend pas un mot sur deux.
Un critique américain, pour compenser les lacunes de ses compatriotes, nouveaux venus dans la dégustation des grands crus, a eu l’idée de noter les vins (sur 100). Son idée fut très populaire, tout le monde comprend une notation, elle fut bien accueillie par le public, et s’installa progressivement comme une norme en matière de critique.
Et ce ne fut pas le seul changement. Si le vocabulaire des œnologues « traditionnels » était savant, c’était pour correspondre aux vins qu’ils dégustaient, les décrire dans toutes leurs complexités. Sauf que les vins « compliqués », ce n’est pas très bon. Là aussi, il faut travailler. Pour être capable de savourer un grand vin français, il faut éduquer ses papilles, apprendre à reconnaître l’évolution des saveurs, mais aussi être attentif à leur influence sur les plats ; viandes rouge, viande blanche, poisons, fruits de mer… chaque aliment doit être accompagné du « bon » vin, dont il faut connaître le domaine, le cépage et l’année.
Soit beaucoup d’efforts pour boire du vin à la paille, avec des chips.
Heureusement, grâce aux notes tout est plus simple ; bonne note = bon vin = vin facile à boire = vin facile à comprendre.
Jusque là, rien de grave me direz-vous. Et bien si, en tout cas pour les œnophiles, moi je m’en moque, je ne bois quasiment jamais. Ce qui est grave, c’est la création d’un goût, le goût américain, facile à comprendre, et sa diffusion comme modèle universel. À travers la nouvelle langue Barbare (les notes), une nouvelle norme, un nouveau goût est apparu, et est devenu hégémonique.
Oui, même en France.
Ouvrez une revue d’œnologie, les notes sont présentes à chaque pages.
Et les bouquins ?
Hum oui, vous avez l’habitude maintenant, vous me voyez venir. Ce phénomène peut-il s’appliquer aux livres, et plus généralement à la littérature.
Alors, comme pour le vin, y a-t-il eut une simplification du langage ? Voici un exemplaire de la revue Lire, où travaille M.Assouline.
« Comment se faire éditer », oui à un moment je me posait la question…
Comme vous pouvez le constater, il n’y a pas de note sur 100, mais… des étoiles. Tiens, comme sur Sens critique, Allociné, et Babelio, les communautés de lecteurs si décriées par Pierre Assouline. Mais ce n’est pas tout, il y a un autre acteur de la chaîne du livre qui utilise ce nouveau langage Barbare… Amazon.
C’est « amusant », car A. Baricco à écrit son livre en 2006, il ironisait :
Aujourd’hui [donner des notes à un vin] peut paraître normal, mais au début, ça ne l’était pas du tout : feriez-vous confiance à un critique littéraire qui donne des notes aux grands classiques de la littérature ? Flaubert : 16 ; Céline : 18,5 ; Proust : 12 (trop long). Est-ce que ça n’aurait pas un petit goût de barbarie ?
A. Baricco
Force est de constater que les revues littéraires ou les communautés de lecteur ne sont pas loin de cette pratique, les notes sont simplement couvertes d’une étoile pudique.
Alors, me direz-vous, cette nouvelle langue est-elle accompagnée de l’apparition et la supplantation d’un nouveau goût littéraire ?
Voici la liste des meilleures ventes Amazon (consulté le 02 octobre) et les statistiques édistat (chiffres officiels des ventes de livres)
Ces livres sont-ils conformes aux standards de qualité littéraire établis par les détenteurs du geste d’écriture traditionnel ?
Moi je ne sais pas, je n’ai lu aucun de ces livres. Mais je ne pense pas que Musso puisse un jour gagner un Goncours, ni Ciril Lignac. Ce n’est pas impossible, qui sais… mais c’est très improbable.
Attention, je ne suis pas en train de dire que la littérature de « qualité » n’est plus achetée. Dans les 200 meilleures ventes édistat, on trouve La Bruyère, Baudelaire, Apolinaire, Molière, Camus… cependant, elle ne représente plus l’écrasante majorité des achats de livre.
J’entends aussi fuser une autre question : Musso, Lévy ou Bussi sont-ils des écrivains Barbares ?
Cette question est légitime, après tout, une grande partie des critiques littéraires fustigent leur faible niveau de langage, le manque de vocabulaire, leur écriture facile.
Et pourtant, non, si nous suivons le raisonnement de Baricco, ce ne sont pas des Barabres. Souvenons-nous des deux précédents critères : Musso et Levi sont-ils devenus écrivains (ont-ils accédé au geste de l’écriture) grâce à l’arrivée d’une nouvelle technologie ?
Non.
Leurs livres en revanche, c’est différent.
Mais après tout, rien n’empêche un viticulteur traditionnel de produire du vin au standard de qualité US.
Adieux au langage
Quelle puissance ces Barbares ! Réussir à s’imposer jusque sous la plume des critiques traditionnels, qui aurait pu y croire ? Et envahir les premières places des classements des meilleures ventes, qui l’envisageait ?
Mais qu’importe, ce qui est, est.
Revenons plutôt à la phrase de Baricco.
« Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, conduisant ainsi ce geste à un succès commercial foudroyant. »
A. Baricco
Cette phrase commence à devenir plus limpide, ce n’est pas de l’eau de roche, mais on y voit un peu plus clair.
Dans le prochain billet, nous allons nous intéresser à ce que Baricco appelle « modèle culturel impérialiste », une expression souvent entendue dans les discours politiques, mais ne vous inquiétez pas, vous ne vous transformerez pas en communistes après la lecture.