Italie, 2006. Alessandro Baricco publie chaque semaine dans le journal Republica, un article dressant le portrait d’un nouveau groupe humain : un groupe qui semble vivre d’une façon tout à fait originale, en opposition complète avec les usages habituels. Avec eux arrive une nouvelle apocalypse, terrible, incompréhensible !
LES BARBARES !
C’est une insulte ?
C’est du mépris ?
Non, c’est une idée.
Sur cette page, je vais résumer la série de six articles articulés autour d’une citation d’Alessandro Baricco, qui définit les barbares :
Une invention technologique permet à un groupe humain [les barbares] aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, conduisant ainsi ce geste à un succès commercial foudroyant.
Alessandro Baricco
Oui, ça va être un peu long.
Mais vous verrez, c’est passionnant.
Sommaire
Le geste Barbare
Qu’est-ce qu’un geste ?
Boire du vin, lire, écouter de la musique, écrire, chanter, tous ces « gestes » ont été, pendant longtemps, réservés, si ce n’est à une élite, disons à un groupe de personnes, nées et élevées dans un milieu où ces gestes étaient courants.
Prenons un exemple :
Avant, au temps où la France avait un roi en un seul morceau, où la Louisiane était française, et où l’on écoutait de la musique classique dans des salons aux plafonds peints à la feuille d’or (jusqu’au milieu du 18e siècle), très peu de gens écrivaient : « ceux qui lisaient des livres étaient essentiellement ceux qui en écrivaient », nous dit Alessandro Baricco.
Il y a deux grandes explications à cela : peu de gens savaient lire, et peu de gens avaient le temps de lire.
Or, avec la révolution industrielle, une nouvelle population va émerger, et satisfaire ces deux critères : la bourgeoisie.
Les bourgeois vont accéder au « geste » de la lecture, et de l’écriture. Mais ils ne vont pas se contenter d’imiter les aristocrates en lisant les mêmes livres qu’eux, non, ils vont suivre leur propre voie, lire et écrire leurs propres livres : les romans.
Aujourd’hui, les romans des XVIIIe et XIXe siècles peuvent nous sembler difficiles d’accès. Ils abordent des thèmes jugés rébarbatifs (philosophie, sociologie, histoire…) Les personnages portent des noms à particule et des tenues d’officiers glorieux. Ils sont écrits à des temps compliqués, que plus personne n’utilise. Sérieusement, qui raconte son week-end à l’imparfait du subjonctif ?
De ce fait, ces romans nous semblent réservés à un public « d’élite ». En réalité, cette difficulté d’accès est due à l’ignorance des codes accompagnant le « geste » de la lecture.
Un geste c’est donc une sorte de code ? Et les Barbares ?
L’invention technologique : l’accès des Barbares à un geste
Une révolution technologique brise tout à coup les privilèges d’une caste qui détenait le primat de l’art.
Alessandro Baricco, Les barbares - essai sur la mutation
Quand le Barbare parle, la « tradition » n’écoute pas : la langue barbare décryptée par Alessandro Baricco
Les Barbares parlent aux Barbares
Un exemple de langage Barbare
Comme je suis certain que vous n’avez pas consulté l’article (bande de barbares), je vous partage l’exemple le plus frappant (aïe) :
Les notes (oui, comme à l’école)
Aujourd’hui [donner des notes à un vin] peut paraître normal, mais au début, ça ne l’était pas du tout : feriez-vous confiance à un critique littéraire qui donne des notes aux grands classiques de la littérature ? Flaubert : 16 ; Céline : 18,5 ; Proust : 12 (trop long). Est-ce que ça n’aurait pas un petit goût de barbarie ?
Alessandro Baricco, Les barbares - essai sur la mutation
et pourtant…
Le modèle culturel impérialiste
Alessandro Baricco utilise les termes « modèle culturel impérialiste », mais il faut comprendre « modèle culturel américain ».
Ce modèle est diffusé (voire imposé ?) grâce à l’hégémonie de l’industrie culturelle américaine, via des « produits culturels » (films, romans…) des méthodes pour les fabriquer (universités, formations) et des lieux de diffusion (grandes enseignes culturelles, type Fnac ou Virgin).
Pour entrer dans les détails (dans la profondeur), je vous invite à lire l’article consacré au modèle culturel impérialiste. Je sais que le sujet n’est pas très accrocheur, mais pour compenser j’ai ajouté des photos de Cameron Diaz dans son bain (à titre pédagogique, bien entendu).
Le spectaculaire barbare
Une conséquence du refus de l’effort…
Pourquoi refuser l’effort, la difficulté, le travail… ?
Car l’effort, la difficulté, le travail… impose de s’arrêter, de descendre dans les profondeurs d’un domaine, de passer du temps à l’étudier, à le comprendre.
Il faut du temps pour éduquer son palais et être capable de déguster un bon vin. De la même façon, lire des auteurs du XVIIIe, du XIXe et même du XXe siècle ne s’improvise pas, il faut apprendre l’histoire de ces périodes, accepter des façons d’écrire différentes, les textes sont parfois compliqués, et la narration n’est pas toujours haletante.
Autrefois, explique Baricco, descendre dans les profondeurs d’un domaine, dompter sa complexité, le comprendre, avais du sens, c’était une façon pour les bourgeois de s’affirmer socialement (face aux aristocrates).
Or, si l’effort était un plaisir (et un intérêt) hier, ce n’est plus le cas aujourd’hui (pour les Barbares). Aujourd’hui, le sens de l’effort a disparu. (Non, je ne suis pas sponsorisé par le Medef)
… et de l’augmentation du nombre d’expériences possibles
Vous n’arriverez jamais à approcher sa façon de penser [au Barbare] si vous n’arrivez pas à imaginer que le spectaculaire, pour lui, n’est pas un des attributs possibles de ce qu’il fait, c’est ce qu’il fait.
Alessandro Baricco, Les barbares - essai sur la mutation
Le succès commercial
Conclusion : on a tous en nous quelque chose de Barbare
- Certains de leurs comportements sont Barbares ; qui achète toujours son fromage chez le fromager, sa viande chez le boucher, ses livres chez le libraire, ses disques chez le disquaire, ses lampes chez le lampadaire… que celui qui n’a jamais rien acheté en grande surface ou à la Fnac me jette la première pierre.
- Ce changement de perspective peut être vu comme une décadence ou une opportunité.
- Imposer un retour aux “valeurs traditionnelles” (langage, geste, effort…).
- Se contenter du business : vendre des livres, des vins Barbares sans y toucher.
- Couper tous contacts avec les Barbares et leur mode de vie.
Il n’est nulle mutation qui ne soit gouvernable. Abandonner le paradigme du choc des civilisations et accepter l’idée d’une mutation en cours ne signifie pas qu’il faille prendre ce qui arrive tel quel, sans y laisser la trace de nos pas. Ce que nous deviendrons demeure la conséquence de ce que nous voudrons devenir. Le soin, l’attention, la vigilance sont donc particulièrement importants. Il est aussi inutile et grotesque d’élever de prétentieuses murailles sur une frontière qui n’existe pas qu’il serait utile, au contraire, de naviguer intelligemment dans le courant, avec l’idée d’une direction et des compétences de marins. Ce n’est pas le moment de s’effondrer comme des sacs de pommes de terre. Naviguer, telle est notre tache. Exprimé en termes basiques, je crois qu’il s’agit de décider ce que nous voulons transporter de l’Ancien Monde vers le nouveau. Ce que nous voulons conserver intact, malgré les incertitudes d’un voyage difficile. Les liens que nous ne voulons pas briser, les racines que nous ne voulons pas perdre, les paroles que nous voudrions encore entendre et les idées que nous ne voulons pas cesser de caresser. C’est un geste difficile, car ça ne signifie pas mettre à l’abri de la mutation, mais toujours dans la mutation. Et ce qui sera sauvé ne sera jamais ce que nous avons conservé à l’abri des temps nouveaux, mais ce que nous avons laissé muter et qui redeviendra soi-même dans un temps nouveau.
Alessandro Baricco, Les barbares - essai sur la mutation
Très chers grands représentants des beaux gestes, je vous laisse à vos choix, moi je suis un Barbare, peut-être l’êtes vous aussi un peu, quand vous allez au supermarché, à la Fnac ou quand vous trouvez bien pratique les notations des vins, des films ou des livres…
Mais quelle que soit votre décision, je vous invite une nouvelle fois à lire le livre d’Alessandro Baricco. Je n’ai, dans ces colonnes, abordé qu’une seule phrase :
Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, conduisant ainsi ce geste à un succès commercial foudroyant.
Alessandro Baricco, Les barbares - essai sur la mutation
Elle est maintenant claire (enfin j’espère). C’est la dernière fois que vous la lirez dans cette série d’articles, mais elle vous accompagnera très certainement dans votre quotidien.
Merci beaucoup pour votre attention.
J’espère vous avoir donné envie de lire le livre d’Alessandro Baricco.
Les barbares, essai sur la mutation
Si vous n’êtes pas encore convaincu, alors voici les six articles qui détaillent les grandes parties de cette page.
Les Barbares de Baricco # 1 : Au commencement était le geste.
Italie, 2006. Un intellectuel publie chaque semaine dans le journal Republica, un article dessinant le portrait d’un nouveau groupe humain : un groupe qui semble vivre d’une façon tout à fait originale, en opposition complète avec les usages habituels. Avec eux arrive une nouvelle apocalypse, terrible, incompréhensible ! Ça alors… mais qui
Les Barbares de Baricco #2 : Mais la technologie fut…
Dans l’article précédent, nous avons étudié ce qu’Alessandro Baricco entendait par « geste ». Les « bons » gestes étaient le fruit d’un héritage et d’une connaissance longuement acquise, ils s’inscrivaient dans une culture, avec ses bonnes pratiques et ses tabous, en un mot : ses codes. Le geste Barbare, lui, s’affranchit des codes, c’est
Les Barbares de Baricco # 3 : Et le verbe s’altéra.
Nous autres Barbares, avec nos gros doigts profanes, nous écrivons avec un gourdin. Et ce n’est pas du goût de M. Assouline, qui dans une interview déjà mentionnée dans l’article consacré au rôle des inventions technologiques dans l’accès à un geste, fustigeait les communautés de lecteurs, « médiocres dilettantes », qui s’arrogeaient
Les Barbares de Baricco #4 : Make Barbarians Great Again
Bon bon bon. Nous voici au quatrième billet sur les Barabres, et je suis ravi de constater que vous êtes très nombreux à avoir réagi à mon article paru sur le site actualitté, certains l’ont commenté, d’autres sont venus jusqu’ici, et les plus téméraires se sont inscrits à ma newsletter. Que
Les Barbares de Baricco # 5 : Show must go on !
Une invention technologique permet à un groupe humain aligné essentiellement sur le modèle culturel impérialiste d’accéder à un geste qui lui était jusque là interdit et qu’il relie d’instinct à un spectaculaire immédiat, à un univers linguistique moderne, conduisant ainsi ce geste à un succès commercial foudroyant. Alessandro Baricco, Les
Les barbares de Baricco # 6 : This is the end, beautiful friend
Ça y est, nous y sommes ; le dernier chapitre des Barbares ! Nous savons ce qu’est le geste Barbare, quelle médiation lui permet d’exister (invention technologique), sur quel univers il s’appuie (le modèle culturel Américain), à travers quelle langue il s’exprime et de quelle façon (Le spectaculaire). Aujourd’hui, nous allons conclure
Je vous invite aussi à visionner cette conférence :
Mais surtout, procurez vous le livre d’Alessandro Baricco, Les barbares, essai sur la mutation.
À bientôt,
Arthur